29/04/2011

En français dans le texte ( reprise )

De mon salon je regarde le ciel de Tel Aviv habituellement homogène où quelques nuages sales se sont incrustés. À l’intérieur, dans ma tête quelque part entre les oreilles et la bouche, j'entends the clouds look dirty. Par la fenêtre je vois les nuages, they look dirty. Dirty est une saleté plus sale que le mot sale, plus vulgaire et plus tenace : taches sêchées qui maculent un drap, aplat souillé, le bleu lisse du ciel fichu pour la journée.

Des nuages crasseux font tache sur le ciel uni. Je traduis sans être satisfaite.

Quand je parle quand j’écris quand je pense, j’entends parfois de l'anglais, parfois du français, cela dépend. De quoi je ne sais pas. Avec le temps, les deux langues ont appris à cohabiter. Elles s’influencent et se comparent, se disputent et se consolent, jalouses et complices comme deux soeurs aux caractères opposés, partageant la même chambre et une poignée de secrets.

Et il y a maintenant cette troisième langue autour de moi, l’hébreu qui tranquillement se faufile. C’est encore une langue du dehors, du marché, de la rue, du bus, du café, qui s’interrompt quand je referme la porte de mon appartement, comme on coupe le son. Mais bientôt elle ne sera plus consignée à l’extérieur, lentement je l’apprivoise, aleph, bet, répète les mots, les mémorise, les mâche comme un nouveau fruit, peau ferme et tendue, intérieur tiède qui font dans la bouche. Les deux soeurs lui font une place comme une nouvelle amie qui entre dans le cercle, qu’on accueille avec curiosité et méfiance. L’hébreu s’installe, mot après mot, se confie. Avec lui, je suis moins isolée, je marche dans les rues et ses échos retiennent mon attention, je me sens comme tirée par la manche, les voix m’interpellent, les mots m’apostrophent, soudain me concernent, me font ralentir le pas, tourner la tête, tendre l’oreille ; je les reconnais comme des visages déjà croisés.

Avant je pouvais tout imaginer, regarder bouger les lèvres : spectacle muet tout en nuances animées par les muscles du visage sous la peau, les joues, les yeux. C’était comme regarder un film étranger sans les sous-titres et placer dans les bouches des paroles supposées, inventer les dialogues. Maintenant, je comprends ce qui se dit, la conversation à la table d’à-côté, la question du chauffeur de taxi, les remarques d’enfants qui passent.

Parfois, j’aimerais encore être dans l’ignorance, mais il est impossible de retourner en arrière, d’oublier volontairement ce qui a pris sens, ce qui s’est inscrit. Autant les mots que les rues de cette ville que je découvre, dont le plan se forme progressivement, où bientôt je ne me perdrais plus. Je relie entre eux les grands axes, les ruelles se recoupent, les itinéraires se multiplient. Je marche lentement, transpire dans ce nouveau climat, bute sur un mot, cherche mon chemin. Il faut ouvrir la bouche, sortir le r du fond de la gorge, slalomer entre les chats errants, tutoyer tout le monde. Chaque jour qui passe c’est un peu moins d’inconnu et un peu plus de liberté. Je me fonds dans la masse, prends mes répères, me sens moins étrangère. Sentiment paradoxal à la fois triste et heureux, où chaque pas moins hésitant, chaque mot mieux articulé, repousse les limites d’un périmètre où chaque millimètre peut être exploré comme un vaste monde.